Napoléon enveloppé dans son rêve

Artiste(s) : RODIN Auguste
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Napoléon enveloppé dans son rêve
Napoléon enveloppé dans son rêve, marbre, 1909 © Philadelphia Museum of Art/Hartley Dodge Foundation

Ce buste posthume de Napoléon Bonaparte, sculpté dans le marbre, doit être l’une des œuvres les plus curieuses sorties de l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917). Il a été commandé en 1904 par la collectionneuse américaine Kate Seney Simpson (Elle était la fille d’un banquier et collectionneur d’art de Brooklyn, George I. Seney, et l’épouse d’un avocat new-yorkais, John Woodruff Simpson. Mme Simpson était non seulement une mécène enthousiaste de Rodin, mais elle a aussi joué un rôle déterminant en encourageant le Metropolitan Museum of Art de New York à investir dans le travail de l’artiste de son vivant, ainsi qu’en faisant don d’œuvres de Rodin issues de sa propre collection. Pour en savoir plus sur l’histoire de la collection Rodin de ce musée, voir « Rodin au Metropolitan Museum of Art: a history of the collection« , par Claire Vincent.), l’une des mécènes américaines du célèbre sculpteur. Rodin avait modelé un portrait de la riche Mme Simpson en 1902 (dont la version en marbre a été exposée en 1904 (op cit, illustration page 22.), et à partir de 1903, cette dernière a commencé à acquérir un certain nombre d’œuvres de Rodin, la plupart des œuvres préexistantes de son atelier ou des rééditions (comme « Le Penseur », »La Colonne Saint Jean », « La Centauresse », des têtes de Balzac). On ne sait pas très bien ce qui a inspiré la commande d’un buste de l’Empereur des Français, peut-être l’année de la commande pourrait-elle être un indice (1904, soit cent ans après le Sacre de Napoléon).

Pour toutes ses sculptures, qu’il s’agisse de nus ou de portraits, Rodin commençait par faire plusieurs études en argile avant d’être prêt à la réalisation dans le matériau définitif, bronze ou marbre. Une étude en plâtre pour ce buste de Napoléon  est conservée dans les collections du Musée Rodin (Paris), qui semble être réalisée -probablement moulée – à partir d’un modèle en argile. Il a été suggéré que Rodin s’était inspiré pour le visage de Napoléon d’un exemple d’un masque mortuaire « Antommarchi » qu’il possédait. Aussi, il semble tout à fait probable, compte tenu de la méthode habituelle de l’artiste de travailler à partir de modèles vivants, qu’en l’absence du sujet authentique, il ait pu embaucher un sosie. On sait que Rodin l’avait fait pour un autre portrait posthume, celui d’Honoré Balzac, allant plusieurs fois dans la ville de Tours afin de trouver des maquettes présentant la même morphologie rugueuse que son illustre sujet (op cit, illustration pages 18-19.). L’un des assistants de Rodin, le sculpteur Alfred Jean Halou (1875-1939), avait une ressemblance frappante avec Napoléon Ier. À l’aide d’un pantographe (Des traces de l’utilisation d’un pantographe sont visibles sur le marbre.), les coordonnées précises du prototype définitif réalisé par Rodin devaient être transférées sur le bloc de marbre, puis la sculpture proprement dite était réalisée par des assistants experts, appelés « praticiens », selon les instructions du maître. Ce marbre (Rodin a bien passé commande de ce matériau en 1904.) a été réalisé par le sculpteur précité – Halou – et un autre sculpteur, Ernest Nivet (1871-1948).

L’existence de l’étude en plâtre, et de l’étude première en argile, nous donne non seulement un aperçu des méthodes de travail de Rodin, mais aussi de l’évolution des idées de l’artiste sur la façon de représenter l’Empereur des Français. Comparée à la sculpture en marbre finie, l’étude en argile est beaucoup plus objective sur la forme humaine, le visage, les cheveux et le torse supérieur sont modélisés avec le souci du détail. Sur le devant, sous les grandes toiles de draperie rappelant de nombreux bustes de l’Antiquité, on distingue les formes reconnaissables des vêtements préférés de Napoléon – son habit de colonel de chasseur à cheval, le ruban rouge et le gilet boutonné – (peut-être copié d’une peinture). Tout comme pour sa statue de Balzac, Rodin semble avoir habillé son prototype d’argile nue avec diverses tenues, avant de trouver sa version finale.

Buste de Napoléon, plâtre, par Auguste Rodin © Musée Rodin, Paris

 

Dans la version définitive en marbre, les éléments du vêtement contemporain ont presque entièrement été éliminés : le torse est complètement submergé jusqu’au cou dans le bloc de marbre dont le traitement suggère un manteau, ou une cape, porté par les empereurs et les chefs militaires de l’époque romaine (Après le règne d’Auguste, le Paludamentum fut réservé aux Empereurs.), et évoque en même temps une sorte de nuage éthéré ; seule la tête émerge d’un col montant portant des traces de broderie qui, contrairement à la version antérieure, recouvre maintenant tout le col et se confond avec la masse de marbre. Une autre différence notable dans la version finale est l’expression faciale moins sévère et plus méditative, inspirant le titre inscrit sur la base « Napoléon enveloppé dans son rêve » (le fait d’inscrire une mention était d’ailleurs très rare pour Rodin). L’effet général du marbre de 350 kg est plus intemporel, évoquant un buste classique d’empereur romain, même dans le traitement des cheveux (voir photo avec Rodin ci-dessous). Faut-il donc voir dans l’œuvre de Rodin, un Napoléon plongé – voire submergé – dans un « rêve », peut-être une aspiration à l’Empire classique ?

Rodin accoudé au buste de Napoléon (marbre), vers 1909, épreuve aristotype, par François Vizzavona © musée Rodin, Paris

 

Le buste n’est terminé qu’en 1909. Ce n’est finalement pas la commanditaire Mme Simpson qui a acquis l’œuvre mais un de ses amis collectionneurs, le millionnaire autodidacte Thomas Fortune Ryan (Portrait de Thomas Ryan, en 1909, par Rodin, voir pages 32-34 “Rodin at the Metropolitan Museum of Art: a history of the collection” par Claire Vincent.), qui l’acheta lors d’une visite à l’atelier de Rodin à Meudon en 1909.
De 1912 à 1929, l’œuvre est exposée au public lors d’un prêt de Ryan  au Metropolitan Museum of Art de New York (Dont le conseil d’administration, encouragé par Mme Simpson et sous le patronage de Thomas Ryan, avait déjà constitué une importante collection d’œuvres de Rodin de son vivant.). Lorsque Ryan mourut en 1928, le buste Rodin de Napoléon fut vendu, en 1933, et acheté par Geraldine Rockefeller Dodge, qui le déposa au Hartley Dodge Memorial Building à Madison, New Jersey, construit en mémoire de son fils décédé dans un accident de voiture en 1930 et qui servait de salle municipale locale. Les années passèrent et, tandis que Napoléon présidait silencieusement les différentes réunions du haut de son nuage de marbre onirique, l’identité de la sculpture (malgré la signature du célèbre « Rodin » et l’inscription du nom de l’empereur des Français) fut progressivement oubliée. Ce n’est qu’en 2015, lors d’un inventaire de la collection de la Fondation Hartley Dodge par Mallory Mortillaro, étudiante en histoire de l’art, que le portrait est reconnu comme une œuvre de Rodin, identification confirmée par Jérôme Le Blay, expert du sculpteur français. La découverte n’a été portée à la connaissance du public qu’en octobre 2017 (Connaissances des Arts, 06 novembre 2017 (consulté le 20 décembre 2017).), et peu de temps après, en novembre 2017, à l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Rodin, la sculpture a été réunie avec d’autres œuvres de l’atelier de l’artiste au Musée d’art de Philadelphie (Musée d’art de Philadelphie.), musée où elle restera en prêt pour une longue période.

Rebecca Young, (traduction par Irène Delage), décembre 2017

mise à jour 11 octobre 2021 : ce buste a été retiré de la vente Sotheby’s du 9 octobre 2021 à Hong Kong (estimation alors, entre 7,760 et 9,977 millions d’euros).

plus d’infos sur le site de Sotheby’s (en anglais)

Date :
1904/1909
Technique :
Marbre de Carrare
Dimensions :
H = 70 cm, L = 57.5 cm, P = 42 cm
Lieux de conservation :
Le buste est en dépôt au Philadelphia Museum of Art, prêté par les Trustees of the Hartley Dodge Foundation.
Crédits :
© Philadelphia Museum of Art / Hartley Dodge Foundation
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