Charles Auguste de Morny

Artiste(s) : ARLY Adolphe
Partager
Charles Auguste de Morny
Le duc de Morny, Adolphe Arly, 1859 © Mairie de Deauville / Région Normandie - Inventaire général - François Decaëns

Lorsque l’obscur peintre Adolphe Arly produit ce portrait équestre du comte de Morny (il ne deviendra duc que peu de temps avant sa mort, en 1862), cela fait plus de trente ans que le demi-frère de Napoléon III se passionne pour l’équitation.
Sous-lieutenant à l’École de cavalerie à la fin de l’année 1830, il n’a pas cessé d’aimer les destriers, huit ans plus tard, à la fin de sa carrière militaire – remarquée notamment en Algérie. Bien au contraire, il a fait avec les chevaux ce qu’il pratique le mieux depuis son retour à la vie civile : investir.
Il est propriétaire d’une écurie à succès à partir de la seconde moitié des années 1850 à Viroflay ; il contribue à la création de l’hippodrome de Longchamp en 1857 et se mêle même de la règlementation de la chasse à courre, lorsque Napoléon III rétablit la vènerie impériale.

Investir… Investir est même le vecteur directeur de toute son existence. N’est-ce pas pour défendre les intérêts financiers de sa nouvelle voie professionnelle que le fils caché d’Hortense de Beauharnais et de Charles de Flahaut (lui-même fils naturel de Talleyrand) s’est lancé dès 1839, à l’âge de 28 ans, dans la politique ?
En publiant son essai sur la Question des sucres, alors qu’il est propriétaire d’une usine de sucre à betteraves dans le Puy-de-Dôme, Morny entend fonder une sorte de lobby des betteraviers. Son but est d’influencer la fiscalité, en particulier la taxation différenciée entre sucre de betterave et sucre des colonies, dans la France de la monarchie de Juillet.
Gagnant en influence, soutenu financièrement par sa maîtresse Fanny Le Hon, il est de fait élu député de son département d’Auvergne en 1842 dans le but de développer l’essor de sa région d’élection.
Durant les années 1840 et 1850, que ce soit sous le règne des Orléanistes, dont il est proche depuis l’enfance, ou sous celui de son demi-frère, dont il a été un soutien capital pour son coup d’État du 2 décembre 1851, Morny a un engagement constant : les acquisitions dans les secteurs en plein essor et la spéculation boursière. C’est dans ce but qu’il s’intéresse au chemin de fer ou encore à l’agriculture moderne, au début des années 1850.
Président du Corps législatif à partir du 12 novembre 1854, il ne quittera ses fonctions politiques qu’il mélange allègrement avec ses visées économiques qu’à sa mort, au grand dam de Napoléon III qui goûte peu ce mélange des genres.

Au moment de la réalisation de son portrait en 1859, Morny est au faîte de sa gloire, mais cette dernière sent parfois le soufre. Il n’a certes pas encore été impliqué par ses détracteurs (notamment le conservateur Rouher, son rival le plus évident) dans le scandale du rachat de la dette mexicaine qui a entraîné la désastreuse campagne du Mexique entre 1861 et 1867. Mais sa réputation est ambivalente, notamment à cause de son investissement dans l’affaire du Grand Central, dont la création des lignes ferroviaires s’avère un gouffre financier, et de celui qu’il a fait dans le chemin de fer slave, hasardeux du fait du refroidissement des relations internationales, entre la France et la Russie, sur le sort de la Pologne.

Morny apparaît dans ce tableau comme l’homme élégant et discret sur sa tenue civile qu’il sera toute sa vie. Rien ne rappelle dans cette apparence sa position ô combien puissante à Paris, ni sa proximité avec l’Empereur, dont les représentations sont autrement plus éclatantes, puisqu’officielles, à l’exemple du portrait de l’année précédente en 1858 réalisé avec un contexte militaire par Alfred Dedreux, célèbre peintre animalier et auteur quasi officiel de portraits équestres de l’entourage impérial.

Portrait équestre de Napoléon III, Pierre-Alfred Dedreux, 1858 © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) - Stéphane Maréchalle
Portrait équestre de Napoléon III, Pierre-Alfred Dedreux, 1858 © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) – Stéphane Maréchalle

On distingue en fond du portrait de Morny – qui semble en villégiature – une baie sablonneuse, avec en arrière-plan la mer. Ce paysage ne peut manquer de faire penser à la côte dite « fleurie », environnant la baie de la Seine, entre le Havre et ce qui va devenir l’une des créations du comte de Morny : Deauville.

À l’époque où le tableau est peint par Arly, Deauville n’est que le tout petit village marécageux (le marais de Blonville-Villers est un vestige de cet aspect de la Côte fleurie) et désertique en face de Trouville qui devient trop encombré depuis quelques années au goût du président du Corps législatif. Nicolas Stoskopf confirme la nature du projet de Morny, dans son article « Deauville (1859-1875), une histoire d’entreprise » (Histoire urbaine, 2014/3 (n° 41)) :

[…] Si au premier abord, Deauville paraît être le pur produit de la spéculation immobilière et d’un affairisme sans complexe, c’est aussi le résultat d’une rencontre, qui ne doit rien au hasard, entre un grand seigneur visionnaire, le comte de Morny , et une solide équipe de financiers, d’architectes et d’entrepreneurs qui ont su conjuguer leurs talents et leur savoir-faire pour parvenir à leurs fins. »

Propriétaire des terrains fin 1859, puis des premières demeures au printemps 1861, Morny a en effet non seulement pensé à la mode toute nouvelle des bains de mer, au lotissement de villas luxueuses pour la bonne société qui vient de la capitale, mais a également songé à fournir à cette dernière une variété de divertissements pour la fidéliser. Entre 1863 et 1864, la gare, le Grand Hôtel, l’établissement de balnéothérapie et l’hippodrome sont construits ; le port est en bonne voie. Le Versailles-sur-mer des grandes fortunes du Second Empire est né ; Morny en est l’habile promoteur immobilier, pionnier de ce qui deviendra l’industrie du tourisme de luxe. Évidemment, il ne manquera pas de s’y faire construire lui-même une magnifique demeure (remplacée par l’hôtel Royal Barrière depuis 1913).

La villa du duc de Morny à Deauville, Jean-François Lepetit © Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais - Patrice Schmidt
La villa dite Sergeïevna du duc de Morny à Deauville, Jean-François Lepetit
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais – Patrice Schmidt

Le duc ne profitera que très peu de la création de Deauville, de la vie sociale qu’il y a induite et de ses paysages que le peintre Eugène Boudin saura tant mettre en valeur à partir de 1865. Atteint vraisemblablement d’une pancréatite (les diagnostics des médecins de l’époque sont orientés vers une pneumonie mal soignée), le demi-frère de Napoléon III n’est plus en état de mener à bien ses fonctions officielles aussi bien que sa vie mondaine, conséquente, à partir de février 1865. Pris de fièvre et d’épisodes délirants, début mars, il revoit l’Empereur très peu de temps avant sa mort, nous raconte Frédéric Loliée dans sa biographie du duc en 1909 :

Le soir du 7 mars, on apprit, aux Tuileries, que le duc était mourant. L’empereur et l’impératrice se hâtèrent. Lorsqu’ils eurent pénétré dans la chambre et que Napoléon très ému eut pris ses doigts entre les siens, Morny ne reconnut pas son frère. Le délire s’était ressaisi de tout son être et l’âme en était comme absente. L’Empereur s’était assis, lui tenant toujours la main, songeant à leur double et si étrange destinée, depuis le berceau jusqu’aux approches de la séparation – dernière, pendant que l’impératrice, à genoux, priait avec ferveur. Après une demi-heure de silencieuse attente, tous deux se retirèrent dans la chambre voisine. Un moment, la fièvre s’apaisa. C’était une minute encore de calme et de lucidité. Flahaut [NdR : le père de Morny] se pencha sur son chevet : L’empereur est venu ; il est encore là ; ne désirez-vous point qu’il revienne ?  Oui, oui, je le voudrais, soupira-t-il. Napoléon rentra. Les assistants s’étaient écartés. Très bas, les deux frères purent échanger quelques paroles. Mais le répit accordé par le mal avait été très court. Une troisième fois, le délire s’empara du mourant. Alors, l’empereur quitta la pièce en sanglotant et cachant ses yeux avec son mouchoir. Vers une heure du matin, l’agonie commença.

Morny s’éteint le 10 mars 1865. Cette vision presque post-romantique de la fin crépusculaire du président du Corps législatif, transmise une quarantaine d’années plus tard, n’est pas anodine. Pour les temps suivant la chute de Napoléon III et l’avènement de la IIIe République – qu’il n’aura pas vécus -, Morny représente à la fois la filiation à l’Ancien Régime et à celui des Bonaparte pour son double héritage paternel et maternel. Mais il représente tout autant le profit personnel et le libéralisme politique ambigu attachés à l’image du Second Empire, tels que décrits et décriés par Zola dans La Curée.
Pour Deauville, il restera le fondateur bénéfique, bien que très largement bénéficiaire, de la station balnéaire, dont la statue, érigée en 1867, est finalement déboulonnée en 1871 puis fondue en janvier 1942. Celle qui s’élève actuellement Place Morny, de moindre taille, a été mise en place en 1955.

Monument au duc de Morny, par E. Moirignot, 1954. <br>L'inscription sur le socle reprend celle qui ornait la statue de 1867 © Pop.culture.gouv.fr
Monument au duc de Morny, par E. Moirignot, 1954.
L’inscription sur le socle reprend celle qui ornait la statue de 1867 © Pop.culture.gouv.fr

Marie de Bruchard
Avril 2022

Éléments complémentaires

Date :
1859
Technique :
huile sur toile
Lieux de conservation :
Mairie de Deauville
Crédits :
© Mairie de Deauville / Région Normandie - Inventaire général - François Decaëns
Partager