Charles Von Steuben, un peintre à redécouvrir
Les études sur Charles Von Steuben (1788-1856) sont pauvres, seulement deux au XIXe siècle, et rien après sa mort. Il a fallu attendre le travail de redécouverte entrepris par l’historienne de l’art Eva Bouillo pour que l’intérêt pour cet artiste se manifeste. En 1998, Bouillo a d’abord publié un mémoire universitaire : « Catalogue des œuvres de Charles Von Steuben dans les collections publiques françaises », puis en 2012 un article : « Charles Von Steuben, de la gloire à l’oubli : les raisons d’une postérité dans l’ombre » (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012).
A contrario de cet oubli prolongé, Steuben fut l’un des artistes néoclassiques et préromantiques les plus populaires du XIXe siècle. Né en 1788 à Bauerbach en Allemagne, il a commencé sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, avant de devenir l’élève du baron Gérard (1770-1837), de Robert Lefebvre (1755-1830) et de Prud’hon (1758-1823) à Paris. Ses œuvres, centrées sur « la grande physionomie de l’Empereur » selon le Biographe universel [1], ont été exposées aux Salons de 1812 et 1843 à Paris.
Napoléon Ier au retour de l’île d’Elbe, 7 mars 1815, une œuvre emblématique
En 1818, Steuben achève son tableau Napoléon Ier au retour de l’île d’Elbe, 7 mars 1815, représentant le « banni revenant en maître sur le sol de la France » [2]. Cette toile est aussi titrée Le ralliement de La Bédoyère, en référence à l’un des officiers qui ont rejoint l’Empereur lors de son retour en France. Cette œuvre s’inscrit dans un contexte marqué par la fin de l’Empire et l’occupation du territoire français par les forces russes, prussiennes et anglaises, et un sentiment d’humiliation exacerbé après 1815. Cette situation engendre une amertume généralisée, alimentant un attachement mitigé à la Restauration des Bourbons, qui se déroule en deux temps : une première tentative en 1814, interrompue par les Cent-Jours en 1815, puis une seconde, plus durable, de 1815 à 1830. Le terme « Cent-Jours » fait référence à la période qui s’étend du retour de Napoléon à Paris jusqu’à sa défaite à Waterloo le 18 juin 1815. Cette expression a été popularisée par le préfet de Paris, le comte de Chabrol, illustrant la brièveté du second règne de Napoléon, déterminé à rétablir son Empire, face aux coalitions européennes résolues à le renverser définitivement. Après une série de revers décisifs face à la Sixième Coalition, qui incluait notamment la Russie, la Prusse, l’Autriche et le Royaume-Uni, Napoléon abdiqua le 6 avril 1814. Le traité de Fontainebleau signé le 11 avril prévoyait son exil sur l’île d’Elbe, située en mer Méditerranée, où il devait régner en tant que souverain de l’île. Son exil fut motivé par le désir des Alliés de le tenir éloigné de Paris et du pouvoir, tout en l’épargnant d’une captivité plus sévère ou de la peine de mort. Durant cette période, le souvenir napoléonien, mêlant admiration pour le génie individuel et nostalgie des héros d’antan, persiste et influence profondément les artistes, dont Steuben, qui nous rappelle cet épisode de Napoléon lors de son retour triomphal en France, moment clé où l’Empereur, par sa seule présence, rallie à lui soldats et officiers autrefois soumis à Louis XVIII.
Le 26 février 1815, Napoléon quittait l’île d’Elbe où il avait été exilé après la défaite de la Campagne de France avec environ 1 100 hommes, principalement des vétérans de ses campagnes qu’il avait été autorisé à garder. Sa petite flotte de sept navires réussit à passer inaperçue et accoste près de Fréjus le 1er mars. À minuit, Napoléon prenait le contrôle de Cannes sans rencontrer de résistance. Il aurait pu choisir de rester dans le sud et d’y attendre le ralliement de ses partisans, mais il décide de se diriger rapidement vers le nord par des routes de montagne, en direction de Grenoble. Napoléon sait que ses meilleures chances de succès sont de surprendre le gouvernement en place et de donner l’impression d’une victoire rapide, afin d’impressionner les esprits indécis et de décourager ses opposants.
Selon la légende, alors que Napoléon s’était approché du 5e régiment de Ligne lors du défilé de Laffrey (voir « La rencontre à Corps et la réaction des alliés au congrès de Vienne »), seul et ouvrant sa redingote grise pour montrer sa poitrine nue aux soldats venus l’arrêter, il leur aurait lancé ces mots qui finirent par les convaincre de se rallier à lui : « Soldats du 5e de Ligne, je suis votre Empereur, reconnaissez-moi ! S’il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, me voici ! » [3]. Napoléon rencontrait ensuite le 7e régiment de Ligne à Brié-et-Angonnes. Le 7e régiment, qui avait initialement reçu l’ordre d’arrêter Napoléon lors de son retour de l’île d’Elbe, s’était soudainement déclaré en faveur de l’Empereur. À la tête de ce revirement se trouvait le colonel Charles de La Bédoyère (1786-1815), visible à gauche sur la scène, l’épée à la main, ralliant ses troupes à la cause napoléonienne. Derrière Napoléon, on peut apercevoir le général Henri Gratien Bertrand (1773-1844), tenant fièrement un drapeau. À ses côtés, le général Antoine Drouot (1773-1847), les mains jointes, observe la scène avec attention.
Ce tableau illustre à la fois la scène de ralliement du 5e régiment avec Napoléon au milieu du tableau, la poitrine tendue vers les soldats, en redingote grise, et le ralliement du 7e régiment avec La Bédoyère à ses côtés. L’artiste, en représentant ces deux moments, participe à l’élaboration d’une véritable épopée visuelle. Lorsque l’œuvre paraît en 1818, Napoléon est en exil à Sainte-Hélène, mais l’image de l’Empereur, magnifiée par l’artiste, continue de rayonner et de nourrir la légende napoléonienne, bien vivante dans les esprits. Cette œuvre participe ainsi à une forme de propagande posthume, consolidant l’image héroïque de Napoléon dans la mémoire collective.
Une plaque commémorative, installée à Brié-et-Angonnes (Isère), rappelle cette page d’histoire : « Le 7 mars 1815, sur le plateau de Brié et Angonnes à Tavernolle, à proximité de ces lieux, le colonel Charles de la Bédoyère, à la tête du 7e régiment de ligne, s’est rallié à Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. » Ce geste symbolique a permis à l’Empereur de poursuivre son avancée vers Paris, avant son ultime défaite à Waterloo le 18 juin 1815.
Claudia Bonnafoux, web-éditrice (mars 2025)
Notes
[1] H. de Lestrées, Le Biographe universel : revue générale biographique et littéraire / par une société d’hommes de lettres français et étrangers ; sous la direction de M. E. Pascallet, 1845, p. 272-273.
[2] Ibid.
[3] Henry Houssaye, 1815, Premier volume : La Première Restauration. Le Retour de l’Ile d’Elbe. Les Cent-Jours, 1893.
Bibliographie
Eva Bouillo, « Charles Von Steuben, de la gloire à l’oubli : les raisons d’une postérité dans l’ombre », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012.
H. de Lestrées, Le Biographe universel : revue générale biographique et littéraire / par une société d’hommes de lettres français et étrangers ; sous la direction de M. E. Pascallet, 1845.
Pour aller plus loin
Thierry Lentz, Mémoires de Napoléon. Tome 3 : L’île d’Elbe et les Cent-Jours, Tallandier, 2011.
Charles-Éloi Vial, Histoire des Cent-Jours. Mars-novembre 1815, Perrin, 2021.