Un portrait miroir de l’âme
Lorsque ce tableau est peint par Hippolyte Flandrin en 1860, Napoléon Joseph Charles Paul Bonaparte, plus connu sous le nom de Jérôme-Napoléon, est âgé de 40 ans. Loin d’embellir la réalité, le peintre représente le Prince Napoléon sur un fond uni et sombre, dans un cadre dépouillé à l’extrême. Jérôme-Napoléon porte une tenue de ville sans prétention, assis sur un fauteuil de velours rouge à la simplicité bourgeoise, loin de la pourpre impériale. Par ces choix de mise en scène et de couleurs, Flandrin fait ressortir le visage et les mains du Prince, soulignant sa ressemblance avec son illustre oncle sans pour autant cacher les rondeurs d’un double-menton ni les rides d’un front déjà éprouvé par le temps.
Le regard droit, le Prince Napoléon fixe le spectateur et semble le prendre à témoin : ce portrait n’est pas flatteur mais il est assumé comme tel, donnant à voir la vérité du Prince. Cette modestie et cette franchise affichées ne sont pas sans rappeler celles des bustes romains dont le réalisme cru reflète la philosophie antique : inéluctabilité de la mort, vanité de la jeunesse. L’inscription en latin en haut et à droite du tableau « Napoleo/Princeps/Anno MDCCCLX/Flandrin » (Napoléon/Prince/Année 1860/Flandrin) renforce cet écho au passé. On pourrait presque prêter au Prince Napoléon les qualités d’un empereur aussi stoïcien et droit que Marc-Aurèle tout en le soupçonnant d’une fragilité diffuse…
La revanche d’un artiste
Jean Hippolyte Flandrin (1809- 1864) est un artiste connu pour deux exercices différents. Ses peintures religieuses ont été appréciées par ses contemporains dès les années 1830-1840. Il a décoré les églises Saint-Séverin, Saint-Germain-des-Prés ou encore Saint-Vincent-de-Paul, pour ne citer que celles de la capitale. Mais ses portraits sont plus réputés encore. Pour la majorité des critiques de l’époque, le talent de Flandrin tient à un don particulier : au-delà de la représentation fidèle des traits de ses modèles, il parvient à saisir les expressions et le caractère de ceux qu’il représente.
Flandrin est un des élèves les plus connus de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). À ce titre, Napoléon III, empereur fraîchement établi depuis le 2 décembre 1852, lui commande un portrait au début de l’année suivante, sans doute pour produire une filiation avec le célèbre portrait de Napoléon Ier sur le trône impérial par Ingres. L’Empereur ne cherche pas un mimétisme absolu entre les deux tableaux et veut intégrer son aspiration à la modernité dans son portrait. Il y pose donc en pied, sans être guindé, ni sceptre ni symbole impérial trop voyants comme accessoires : un buste de son oncle, du mobilier Empire, une tenue proche de son costume de prince-président précédent…
L’humain est finalement au centre de ce tableau. Napoléon III ne s’est sans doute pas rendu compte qu’il donnait là matière à Flandrin pour cerner particulièrement son intimité. L’Empereur refuse cette commande à son achèvement en 1861 car il la juge trop rustre : le sphinx, pour citer l’expression de Zola reprise par Yves Bruley, n’a pas apprécié que le peintre décrypte la distance qu’il entend instaurer autour de sa personne.
Le portrait de Jérôme est réalisé un an auparavant, en 1860, et ressemble à une revanche pour l’artiste : lorsqu’elle est exposée au Salon en 1861, la toile rencontre un succès certain. L’Empereur a boudé sa commande ? Son cousin, qui est de sang impérial au même titre que Napoléon III, sait – lui, au moins – reconnaître le talent du peintre et revendique sa propre image sans concession. Cette réparation faite à Flandrin est d’autant plus éclatante que Napoléon III finit par accepter son portrait et permet son exposition à Londres en 1862 puis au Salon de 1863.
Le portrait assumé de l’éternel second
Flandrin n’est pas le seul à faire passer un message à Napoléon III dans ce portrait : les desseins politiques du Prince Napoléon s’affichent également dans cette réponse à son cousin.
Jérôme-Napoléon est le membre le plus rebelle de la famille impériale : profondément laïque, libéral et donc souvent en opposition avec son cousin, celui qu’on surnomme « Plon-Plon » ne cesse d’embarrasser Louis-Napoléon, puis Napoléon III depuis son accession au pouvoir. Jérôme-Napoléon revendique son indépendance d’esprit, et ses positions en contradiction avec la politique officielle de l’Empire sont souvent relatées dans les cercles politiques et dans la presse. S’il sait reconnaître la fidélité et l’attachement de son cousin à sa personne et au clan bonapartiste, Napoléon III juge très vite judicieux de l’envoyer dans des missions diplomatiques à l’étranger ou de le laisser s’illustrer militairement durant la guerre de Crimée (1853-1856), loin du théâtre national.
Caressant l’espoir de devenir le chef de la famille impériale puisqu’il est troisième dans l’ordre de succession (après son père Jérôme, dernier frère de Napoléon Ier né en 1784, et jusqu’à son décès en 1860), Jérôme-Napoléon ronge son frein entre deux saillies – prudentes – contre la politique de Napoléon III. La naissance en 1856 du Prince impérial, qui devient le nouvel héritier du régime sans contestation possible, bouleverse ses plans. Désormais, le Prince Napoléon, lucide, sait qu’il doit s’effacer et rester dans l’ombre de son petit cousin.
Quatre ans après cette naissance, la mélancolie du regard capturée par Flandrin annonce la fatalité de ce destin : une ultime provocation contre l’autorité de la régente Eugénie et contre la politique de Napoléon III vis-à-vis du Pape entraîne la disgrâce du Prince en 1865. Après la chute du Second Empire en 1870 et le décès de Napoléon III en 1873, la mort du Prince impérial en 1879 ne fait pas de lui l’héritier de la famille : ce dernier a en effet laissé pour instruction dans son testament que Victor, le propre fils de Jérôme-Napoléon, soit son successeur. Le Prince Napoléon ne régnera pas, ne sera jamais reconnu comme le chef incontesté du clan bonapartiste et se brouillera même avec ses enfants.
L’écrivain et journaliste-critique Edmond About (1828-1885) résume de manière prémonitoire la vie de Plon-Plon lorsqu’il voit le portrait de Flandrin : il trouve une expression qui reste jusqu’aujourd’hui attachée au Prince Napoléon : « Le voilà bien, ce César déclassé ».
Après son exposition au Salon de 1861, le tableau de Flandrin retrouve les collections de la Princesse Mathilde, sœur de Jérôme-Napoléon. À sa mort en 1904, il rejoint le Louvre puis le musée d’Orsay.
Marie de Bruchard, mars 2017, (mise à jour le 14/09/2023)
Pour aller plus loin : Plon-Plon. Le Bonaparte rouge, Michèle Battesti, Perrin, 2010
Cette œuvre est exposée à l’exposition Plon-Plon, Un Bonaparte Rouge Et Or juqu’au 2 octobre 2023.