Né le 27 mars 1746 à Ajaccio, où il passa toute son enfance, Charles Bonaparte perdit son père à l’âge de 17 ans et placé sous la tutelle de son oncle, l’archidiacre de la cathédrale d’Ajaccio, Lucien Bonaparte. Il épousa Letizia Ramolino le 1er juin 1764 avec qui il eut treize enfants dont huit vécurent : Joseph (1768), Napoléon (1769), Élisa (1777), Louis (1778), Pauline (1780), Caroline (1782) et Jérôme (1784). Les jeunes mariés s’installèrent à Corte où Charles faisait ses études de droit. Ils y demeurèrent jusqu’à la conquête de la Corse par les Français. En effet, en 1768, la république de Gênes, endettée, avait cédé à la France l’administration de la Corse mais la population de l’île avait accueilli cette transaction avec un soulèvement massivement suivi, à la tête duquel le général indépendantiste Pascal Paoli se trouvait.
Rébellion puis soumission au roi des Français
Paoliste convaincu dans un premier temps (il avait déjà lutté contre l’occupation génoise de l’île), Charles fit les deux campagnes de 1768 et 1769 contre les Français. La plupart des auteurs ajoutent que le père de Napoléon fut le secrétaire de Paoli et joua un rôle important dans les différentes assemblées de l’époque. Le 22 mai 1768, il adressa à la jeunesse corse un vibrant appel aux armes et aurait été l’un des plus chauds partisans de la guerre à outrance. Après la bataille de Ponte-Novo qui scella le 9 mai 1769 la défaite des indépendantistes corses, il aurait hésité entre suivre Paoli en exil en Grande-Bretagne ou gagner la montagne et continuer la lutte contre l’envahisseur. Finalement, sous la pression de sa famille, il se serait soumis au vainqueur mais aurait négocié la reddition des réfugiés de Monte Rotondo. Dans les faits, son nom ne figura dans aucun document de l’époque ; ces actions, uniquement rapportées par trois chroniqueurs corses du XIXe siècle – Rossi, Renucci et Nasica – furent démenties par des sources les plus solides.
Au temps de l’indépendance nationale, Charles était un étudiant de l’Université de Corte, certes secrétaire du gouvernement de Paoli, mais duquel jamais personne n’aurait parlé s’il n’avait eu pour fils Napoléon. Après Ponte-Novo et le départ de Paoli, il se rallia rapidement au vainqueur et rentra dans sa ville natale où Napoléon vit le jour le 15 août 1769.
Le 9 septembre 1769, il entra comme avoué au palais de justice d’Ajaccio. Au mois de novembre, il se rendit à Pise pour y soutenir sa thèse de doctorat en droit, le 30. De retour en Corse, il prêta serment d’avocat devant le conseil supérieur (organe qui rend justice au nom du roi dans l’île) , le 11 décembre. Le 10 mai 1771, il obtint une charge d’assesseur de la juridiction royale d’Ajaccio, dont il prit possession le 15 juin 1771 et qu’il occupa jusqu’à sa mort.
La reconnaissance de la noblesse familiale
L’événement déterminant de la vie de Charles Bonaparte eut lieu le 10 septembre 1771 lorsque le conseil supérieur le reconnut de noblesse prouvée depuis plus de deux cents ans : la famille noble des Bonaparte de Florence avait confirmé sa parenté avec celle de Corse. Le conseil l’autorisa à jouir de tous les droits et privilèges attachés à cet état. Cette reconnaissance lui permit, en 1772, d’être élu député de la noblesse d’Ajaccio aux États de Corse, d’entrer le 18 mai au conseil des Douze Nobles et ainsi de côtoyer les commissaires du roi tout en bénéficiant de tous les avantages que le nouveau régime accordait à ceux qui le servaient : bourses d’études pour ses enfants – notamment pour Napoléon au collège de Brienne –, subsides pour l’assèchement de l’étang des Salines, concession de la pépinière et récupération de l’héritage Odone dont les Jésuites avaient pris possession après que la famille Odone n’eut plus d’héritier mâle alors qu’il revenait de droit aux Bonaparte. Cette reconnaissance permit également la nomination de Charles comme représentant de la noblesse à la députation envoyée par les États de Corse, le 2 juin 1777, pour porter au pied du trône le procès-verbal de leurs délibérations et l’hommage de l’île : pour la première fois il devait rencontrer Louis XVI.
Les allers-retours à Paris : faire fructifier le patrimoine familial et placer ses deux aînés
Charles Bonaparte quitta son île natale pour Paris le 15 décembre 1778, avec Joseph et Napoléon (Joseph Fesch, demi-frère de Letizia Ramolino né en 1763, qui avait obtenu une bourse pour le séminaire d’Aix, les accompagnait), qu’il laissa au collège d’Autun le 1er janvier 1779, avant de poursuivre sa route vers Paris où il arriva quelques jours plus tard. Il dut attendre jusqu’au 10 mars avant d’être reçu par le roi. Il mit ce temps à profit pour multiplier les démarches et tenter de faire avancer ses affaires, et notamment l’obtention d’une bourse au collège royal de Brienne pour Joseph et Napoléon. Sans succès véritable cependant, car le règlement interdisait l’admission de deux frères en même temps. Il lui fallut donc choisir : Napoléon irait à Brienne, Joseph resterait à Autun. Sa mission accomplie, porté, dit-on, sur les menus plaisirs de la capitale, il demeura pendant un mois et demi à Paris avant de repartir pour la Corse où il assista à l’ouverture des États, le 25 mai 1779.
Charles fit encore deux voyages à Paris. De juin à septembre 1782, les parents de Napoléon allèrent prendre les eaux à Bourbonne et en profitèrent pour voir leurs enfants – Joseph à Autun, Napoléon à Brienne – et pour visiter la capitale. il fit un deuxième séjour de juin à août 1784, en emmenant leur fille Mariana (Élisa) à Saint-Cyr. Il passa alors par Autun d’où il retira Lucien (que Fesch avait accompagné l’année précédente) pour le conduire au collège de Brienne. Il espérait que Lucien serait accepté une fois Napoléon sorti du collège. À Paris, Charles s’occupa de sa santé en allant consulter M. de La Sonde, médecin de la reine, et continua à suivre ses affaires, notamment l’assèchement de l’étang des Salines et l’héritage Odone. Il essaya également d’obtenir une place pour Joseph à l’École militaire, mais en vain, le ministre l’ayant seulement autorisé à se présenter au concours. En revenant en Corse avec Joseph, Charles Bonaparte semblait en pleine santé.
Une personnalité en vue
À Ajaccio, la maison familiale devint un lieu de rendez-vous de tout ce que la ville et les environs comptaient de gens distingués. Le Comte de Marbeuf lui-même, gouverneur de la Corse au nom du roi, ne passait jamais à Ajaccio sans s’y arrêter. Les relations avec les commissaires du roi étaient si bonnes que Charles et sa famille étaient invités chaque année à Cargese et qu’en 1778 Marbeuf et madame de Boucheporn (la femme de l’intendant) portèrent leur fils Louis sur les fonts baptismaux. La position de Charles fit sans doute des jaloux qui n’hésitèrent pas à le présenter comme « un espion bas et soumis, un mari complaisant ».
En fait, les rapports que les commissaires du roi entretenaient avec Charles ne différaient pas de ceux qu’ils avaient avec les autres notables insulaires ils avaient pour mission de s’appuyer sur les familles influentes pour asseoir l’autorité du roi dans un pays nouvellement acquis, et les Bonaparte étaient du nombre.
La fin de « Charles l’ambitieux »
Mais le mal dont Charles souffrait depuis longtemps s’aggrava subitement. L’affaire Odone se heurtant au mauvais vouloir des employés locaux, il dut repartir pour Paris au début du mois de janvier 1785, et emmena Joseph avec lui. Était-ce pour le conduire à Brienne où le père Patrault se faisait fort de lui enseigner en six mois les mathématiques nécessaires pour entrer dans l’artillerie, comme on l’a si souvent écrit, ou parce qu’il n’était plus en état de voyager seul ? La deuxième hypothèse paraît la plus vraisemblable. Au reste, en arrivant à Marseille, le père de Napoléon, complètement épuisé, consulta le professeur Turnatori qui lui conseilla de ne pas poursuivre son voyage. Le malade alla alors se faire soigner à Montpellier où il avait plusieurs amis. Il s’installa rue du Cheval-vert ; les médecins lui diagnostiquèrent un squirre (tumeur cancéreuse) au pylore, dont la gravité obligea Charles à mettre de l’ordre dans ses affaires. Il demanda à Joseph de renoncer à la carrière militaire et de retourner en Corse auprès de sa mère. Puis il écrivit au ministre pour dénoncer les tracasseries de l’administration locale et le supplier de donner des ordres afin que la redevance des Milelli fût rapidement fixée et de manière équitable. Assisté dans ses derniers instants par les abbés Pradier, Coustou et Fesch, Charles Bonaparte mourut le 24 février 1785, puis fut enterré dans l’église des Cordeliers.
En 1802, le conseil municipal de Montpellier, découvrant que le père du Premier Consul était inhumé dans sa ville, proposa d’élever un monument à sa gloire, mais Napoléon s’y opposa catégoriquement. L’année suivante, Louis fit transporter les restes de son père dans son château de Saint-Leu, près de Paris, et les fit enterrer dans le parc. Ils sont aujourd’hui à Ajaccio, près de ceux de Letizia et du cardinal Fesch.
La réalité de la fortune de Charles Bonaparte
La légende napoléonienne intervint beaucoup dans la vision du père de Napoléon et de ses biens. La maison Bonaparte, par exemple – ses trois étages, ses cheminées de marbre, ses meubles en acajou, ses glaces en cristal, ses coussins en soie, sa bibliothèque, ses domestiques ne reflètent par la réalité de l’époque. Détruite en 1793 par les Paolistes, elle fut profondément remaniée. De même, les propriétés de la vigne La Sposata au lieu-dit Bacciochi, de l’autre vigne, La Cassetta, de l’étang des Salines, de la pépinière et des diverses autres terres à Ucciani, Bastelica et Bocagnano ou encore la propriété des Milelli n’étaient pas de vastes domaines mais des lopins de très faible étendue. Jusqu’en 1771, Charles vivait essentiellement du produit de quelques vaches, « principale ressource de sa famille » qui vivait de façon noble mais chiche. Ces bovins expliquent les relations de la famille Bonaparte avec les bergers du Celavo et de Sampiero qui venaient passer l’hiver sur le territoire d’Ajaccio, tandis qu’eux-mêmes s’en allaient passer l’été dans les montagnes.
Après 1771, Charles sut profiter de la politique de mise en valeur agricole de la Corse poursuivie par la Monarchie, en asséchant l’étang des Salines puis en créant une pépinière. Mais pour y parvenir, il dut non seulement diriger lui-même les travaux, mais aussi s’endetter lourdement, et les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. En 1784, voulant se rendre à Paris pour accélérer l’obtention des subsides, il fut obligé d’emprunter l’argent du voyage qu’il ne put rembourser à son retour. Fait plus grave, à sa mort, bien des dépenses n’étaient pas encore payées et M. Bimar, un ami de la famille Bonaparte, dut avancer le montant des funérailles. Cela explique, en partie au moins, l’avarice de l’archidiacre Lucien Bonaparte qui dut, au prix de lourds sacrifices, rétablir la situation financière de la famille. La chance fut d’ailleurs au rendez-vous, puisque, le 1er janvier 1786, la charge de la pépinière fut supprimée sans que les héritiers eussent à rembourser les 8 500 francs, « y compris la maison du jardinier et autres embellissements acquis à la famille ». De 1772 à sa mort, Charles Bonaparte tira donc l’essentiel de ses revenus de sa charge d’assesseur de la juridiction royale d’Ajaccio et non de ses propriétés. D’autant plus que la meilleure partie des biens de la famille, c’est-à-dire la propriété des Milelli et la maison Badina (héritage Odone) qui n’avaient jamais appartenu aux Bonaparte auparavant, n’entrèrent dans le patrimoine familial que le 9 mai 1786, c’est-à-dire plus d’un an après la mort de Charles.
Jean Defranceschi, Dictionnaire Napoléon, sous la direction de Jean Tulard, Editions Fayard, 1999, pp. 259-260 ; texte mis à jour par M. de Bruchard en août 2016
Cette biographie fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »