Pierre Branda : grâce à ses écrits clandestins, « au lieu d’être oublié comme l’espérait le gouvernement britannique, l’empereur Napoléon ne cesse de faire parler de lui » en Europe (mai 2021)

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Pierre Branda : grâce à ses écrits clandestins, « au lieu d’être oublié comme l’espérait le gouvernement britannique, l’empereur Napoléon ne cesse de faire parler de lui » en Europe (mai 2021)
Pierre Branda © Fondation Napoléon/Rebecca Young

En 1817 et 1818, Napoléon fait paraître à Londres trois ouvrages afin de mobiliser l’opinion publique pour son retour en Europe. Une « évasion éditoriale » réjouissante que nous détaille Pierre Branda dans sa présentation de ces Écrits clandestins, le nouveau titre de « La Bibliothèque de Sainte-Hélène » chez Perrin*. Chef du service Patrimoine de la Fondation Napoléon, Pierre Branda est l’auteur de nombreux travaux sur l’Empereur, parmi lesquels, chez Perrin, La Saga des Bonaparte, La Guerre secrète de Napoléon. Île d’Elbe 1814-1815 et Napoléon à Sainte-Hélène. (propos recueillis par Irène Delage, mai 2021).

 

napoleon.org : Dans votre nouvel ouvrage, vous présentez trois textes très peu connus et très particuliers, écrits par Napoléon à Sainte-Hélène, afin de mobiliser l’opinion publique pour son retour en Europe, un retour auquel il croit jusqu’en mars 1819, quand il apprend les funestes décisions du congrès d’Aix-la-Chapelle (29 sept.-21 nov. 1818) de le maintenir en exil à Sainte-Hélène. Revenons au point de départ de cette aventure éditoriale : en novembre 1816, paraît à Londres un livre qui va décider l’empereur.

Pierre Branda : En effet, un témoignage devient un succès de librairie, celui du chirurgien du Northumberland, le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène, un dénommé Warden. Ce dernier publie de fausses lettres dans lesquelles il raconte ses prétendues rencontres avec Napoléon et retranscrit ce qu’il aurait entendu de la bouche même de l’empereur. Peu importe la justesse de ses dires, l’important c’est le retentissement de l’ouvrage. On réalise dès lors que toute parole venue de Sainte-Hélène passionne le public anglais. En apprenant la nouvelle, Napoléon comprend très tôt qu’il lui faut réagir et se met à rédiger lui aussi de fausses lettres. Pour le premier texte, Napoléon s’enferme avec ses officiers pendant plus de dix jours pour mettre au net ce que l’on appellera les Lettres du Cap. Mais comment les publier ? Il ne peut pas apparaître en tant qu’auteur car comme prisonnier cela lui est interdit et peut s’avérer dangereux. Il choisit alors l’anonymat mais crédibilise son propos en laissant quelques indices laissant croire que l’auteur de ces lettres l’a côtoyé de près. À l’automne 1817, quand le premier ouvrage anonyme de Napoléon paraît à Londres, le succès est immédiat. Fort de cette première réussite, le captif écrit une nouvelle série de fausses lettres, les Lettres d’un capitaine de bateau, puis un troisième manuscrit, le Manuscrit de l’île d’Elbe. À chaque fois, le même procédé, pas de nom d’auteur mais suffisamment d’indices pour que l’on désigne à la place de Napoléon quelqu’un l’ayant bien connu et approché. Ces deux opus sont aussi publiés et renforcent la publicité autour de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène. Partant, au lieu d’être oublié en étant confiné sur cette île lointaine comme l’espérait le gouvernement britannique, l’empereur ne cesse de faire parler de lui.

napoleon.org : Vous écrivez que nous nous trouvons en présence de « Trois styles, trois discours, trois livres, trois batailles livrées par un communicant d’exception ». Pouvez-vous nous présenter les particularités de ces trois textes ?

Pierre Branda : Les Lettres du Cap sont conçues pour compléter l’ouvrage de Warden, déjà plutôt favorable à la cause de Napoléon. Dans ce premier livre, le captif revient sur son épopée afin de répondre surtout aux polémiques le concernant. Il donne ainsi sa version des faits, par exemple à propos de l’épisode des soldats malades de la peste qu’il avait dû abandonner aux Turcs à Jaffa en 1799 pendant la campagne de Syrie. Très tôt, il a donc voulu que sa version des faits se diffuse, moins pour la postérité finalement et davantage pour ses contemporains qu’il comptait encore influencer. Les lettres d’un prétendu capitaine de bateau de passage à Sainte-Hélène forment elles un récit décrivant la captivité de Napoléon. Elles sont étonnantes à plus d’un titre tant leur style est vivant et même piquant. Le grand moment de cette pure fiction est assurément celui de la rencontre entre le faux marin et l’empereur prisonnier. Comme si Napoléon se dédoublait pour évoquer sa propre personne. Son but n’est cependant pas littéraire mais bel et bien politique. Dans ce second livre, il dénonce avec force et parfois exagération les conditions de sa captivité afin de voir celles-ci changer sous la pression de l’opinion publique. Le Manuscrit de l’île d’Elbe se présente comme un long discours visant à démontrer sa pleine légitimité de souverain. Pour appuyer son propos, Napoléon revient en détail sur l’histoire monarchique de la France et tente de démontrer que chaque dynastie tient son pouvoir de la Nation quelles que soient les époques. De son point de vue, les Bourbons revenus sur le trône grâce aux seules armées étrangères ne peuvent qu’être illégitimes. Le véritable souverain c’est donc lui ou son fils et personne d’autre.

napoleon.org : Considéré comme un « prisonnier extraordinaire », contre lequel de nombreux moyens furent combinés pour assurer sa surveillance, et son oubli par ses contemporains (choix de l’île, navires de guerre croisant au large, garnison, etc.), comment Napoléon a-t-il pu mystifier ainsi les autorités britanniques ?

Pierre Branda : Jamais dans l’histoire du monde, on n’a effectivement consacré autant de moyens pour garder prisonnier un seul homme. Et malgré cela, Napoléon fut en mesure de publier tel un homme libre. Cette aventure éditoriale a été rendue possible à cause de la profonde désunion des Britanniques. Beaucoup de sujets du roi George n’étaient pas d’accords avec le traitement réservé à Napoléon. Dès lors, il fut facile de convaincre certains d’entre eux d’acheminer secrètement jusqu’à Londres lettres et manuscrits écrits par le captif ou ses compagnons. On doit ajouter qu’ils furent rémunérés très généreusement pour leur aide. Pour prix de ses services, chaque messager clandestin a ainsi reçu plusieurs milliers de francs or. Dans cette affaire, Napoléon s’est ainsi joué du gouvernement britannique et de son principal représentant sur l’île, Hudson Lowe, de la plus belle des façons. Ces derniers ne sauront d’ailleurs que sur le tard d’où provenaient vraiment les écrits anonymes de Sainte-Hélène. De toute manière, il aurait été particulièrement gênant pour eux de tout révéler, sauf à s’exposer aux plus féroces critiques et au ridicule de n’avoir pas pu empêcher pareille évasion littéraire.

mai 2021

► Les autres titres de la collection « La Bibliothèque de Sainte-Hélène » sont : Tome 1. Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, Texte établi, présenté et commenté par Thierry Lentz, Peter Hicks, François Houdecek, Chantal Prévot ; Tome 2. Journal intégral de Sainte-Hélène par le général Gourgaud, Texte établi, présenté et commenté par Jacques Macé ; Tome 3. Napoléon à Sainte-Hélène. Manuscrits et journaux anglais, Textes établis, présentés et commentés par Peter Hicks, à paraître en 2022 ; Tome 4. Cahiers de Sainte-Hélène. Les 500 derniers jours (1820-1821), par le général Henri Gatien Bertrand, Textes établis, présentés et commentés, par François Houdecek.

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